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Critique
Nous avons assisté à la Première de "La haine", à La Seine Musicale à Paris. Un spectacle total, inventif, sur une bande-son signée par la crème du rap. À voir à Bruxelles en mai2025.
Isabelle MonnartJournaliste
- Publié le 13-10-2024 à 20h12
En 1995, Mathieu Kassovitz, jeune réalisateur de 27 ans, provoquait une véritable déflagration dans les salles de cinéma, avec un film radical, en noir et blanc, porté par trois comédiens en état de grâce : Hubert Koundé, Saïd Taghmaoui et Vincent Cassel. L'histoire de trois pieds nickelés qui, l'espace d'une nuit (de violence) dans leur banlieue puis dans les rues de Paris, vont voir leur vie basculer. Au cœur de La haine, les violences policières, le choc des communautés, le désœuvrement d'une jeunesse oubliée. "C'est l'histoire d'un mec qui tombe d'un immeuble de cinquante étages. Le mec, au fur et à mesure de sa chute, il se répète sans cesse, pour se rassurer 'Jusqu'ici, tout va bien, jusqu'ici, tout va bien, jusqu'ici, tout va bien'. Mais l'important, c'est pas la chute, c'est l'atterrissage", disait Hubert, dans la toute première scène.
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Nous sommes en 2024 et "Jusqu'ici, rien n'a changé". Ou si peu. Alors, sur le métier, Mathieu Kassovitz a remis son ouvrage. Pas dans La haine 2, au cinéma, non, mais dans un spectacle total, qui mêle musique, danse, image et jeu d'acteur. S'il n'est pas parfaitement adéquat, le terme "comédie musicale" est sans doute ce qui décrit le mieux cette version revisitée, modernisée et un peu adoucie, aussi, de son film coup de poing.
Intergénérationnel
Dans les travées de La Seine Musicale, le soir de la première, on croise de tout : des parents avec leurs enfants, des jeunes, des vieux, des blacks, des blancs, des beurs. Des rappeurs aussi, dont Youssoupha, qui a signé deux chansons pour le livret, La haine d'un frère et La haine d'un flic. Même Valérie Trierweiller a fait le déplacement. Mathieu Kassovitz, l'air heureux mais fatigué, déambule, "huge" à droite et à gauche. Il est concentré, il sait qu'il joue gros. La production du spectacle est énorme (beaucoup de monde sur scène, beaucoup d'effets spéciaux, d'image en réalité augmentée) et le film de 1995 (meilleure mise en scène à Cannes et César du meilleur film en 1996) dans toutes les mémoires.
Quand le noir se fait dans la salle, la voix du metteur en scène retentit pour, comme c'est désormais de coutume, demander au public d'éteindre les téléphones portables. Et Kassovitz d'ajouter "Et surtout n'oubliez pas, nique sa mère au maire", phrase culte de 1995. Les fans se marrent, le ton est donné. Sur l'écran s'affiche l'heure. Il est 10:38. Le décompte est lancé.
À lire aussi"Les salles de cinéma ne sont absolument pas essentielles" selon Mathieu KassovitzAu fil de la quinzaine de tableaux qui se succèdent pendant une heure trente de spectacle (plus 20 minutes d'entracte), Mathieu Kassovitz et Serge Denoncourt (qui a, notamment, travaillé pour le Cirque du Soleil) multiplient les trouvailles de mise en scène, jouent avec les décors et se jouent de la pesanteur. La superposition d'images – celles projetées sur l'écran, celles, vivantes, des acteurs et danseurs et celles, qui se dessinent sur un voile transparent -, invitation à se laisser happer par l'histoire et la musique, fonctionne à la perfection et les moments suspendus se succèdent.
Mathieu Kassovitz n'oublie pas, pour autant, de mettre un peu de légèreté dans la noirceur de son sujet. Comme dans le film, les passes d'armes verbales entre les trois protagonistes sont souvent savoureuses et ont été remises au goût du jour. "Moi, si Bardella passe, je me barre de là", dit Saïd. Et plus tard, "Tu te prends pour un mélange de Tupac et de Mélenchon ?". Il n'oublie pas, non plus, d'offrir une part plus grande aux filles, plutôt effacées dans le film, notamment dans une scène de confrontation entre Vinz et son amoureuse. Le dilemme (signé Doria et Sofiane Pamart) est sans doute l'un des plus beaux titres du spectacle et l'un des moments les plus poétiques en termes de mise en scène.
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Sous la direction musicale de Proof, "Kasso" a réuni des artistes aussi différents que -M-, Oxmo Puccino, Akhenaton, Chico and the Gipsies, Angélique Kidjo ou Youssoupha. Il convoque encore Edith Piaf et son Non, je ne regrette rien et Le chant des partisans, dans une version électro et presque sans paroles, autre gros temps fort de La haine.
Dans une scène finale d'une grande pureté, autour du trio principal, tout le casting se réunit peu à peu. Alivor/Hubert rappe L'4MOUR, un titre de Médine, qui monte en puissance en même temps que les paroles grossissent sur l'écran, derrière eux. "On vit des films d'horreur quand on les regarde en gros plan, en dézoomant, des films d'amour…" "Faut qu'on brise le narratif, que tout l'monde retrouve ses esprits, que, quand la presse déshumanise, c'est l'espèce qu'elle déshumanise. Et que le chef de police est sûrement un chef de famille. Et que le p'tit dans la street a sûrement pas choisi d'y vivre. Qu'oublier un crime est un crime, de Beltrame à Oussekine. On va tous finir par se kill, alors j'ai plus qu'une chose à dire : L'amour."
De La Haine à L'4MOUR, Mathieu Kassovitz a gagné son pari. Haut la main.
- La Haine. Jusqu'ici, rien n'a changé, à Forest National les 23 et 24 mai 2025.
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